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Etre Dentiste,

 
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Au cours des quelque vingt dernières années, je me suis fait un devoir d’écouter les cinq dernières minutes de l’émission 60 Minutes présentée à la chaîne de télévision américaine CBS pour ne rien manquer de ce que feu Andy Rooney avait à raconter. Ce vieux grincheux, manifestement d’une époque révolue, trouvait invariablement toutes les semaines un sujet d’actualité sur lequel râler. Le pire, c’est qu’il avait toujours raison. Il disait les choses comme il les voyait. De fait, il exprimait haut et fort ce que les autres pensaient, mais n’osaient déclarer. Tout comme Larry David, Andy Rooney était passé maître dans l’art de nous sensibiliser aux vraies choses, aux vraies affaires, de la vie.

Dentiste. Oui, je suis dentiste. Je crois que c’est une très belle profession, mais qui, à mon avis, n’est pas de tout repos. Plus j’avance en âge, plus les choses semblent se complexifier. Les dentistes d’aujourd’hui sont capables d’exécuter des procédures d’une précision inouïe grâce aux matériaux et techniques évolués dont ils disposent. Par exemple, tout simplement en lisant des revues spécialisées comme « Oral Health » et en recevant de la formation continue, nous, les dentistes, pouvons obtenir des résultats incroyables. J’ai toujours dit et je le répète que l’exécution de travaux dentaires en clinique est la partie facile de notre profession. Composer avec les gens, que ce soit nos patients, nos employés ou toute personne avec laquelle nous sommes appelés à interagir, est véritablement la partie la plus difficile.

En cette année 2012, j’ai l’impression que l’exercice de la pratique dentaire ressemble à une véritable course à obstacles. Je dois effectuer avec précision des procédures dans un petit espace noir (la bouche), aux prises avec un énorme muscle toujours en mouvement (la langue) et dans un environnement humide dont seuls les Cousteau de ce monde peuvent rêver (plein de salive). Et comme si cela ne suffisait pas, les patients font tout ce qu’ils peuvent pour me déconcentrer.

En effet, certains patients parlent sans cesse tout au long de leur rendez-vous, nous racontent des histoires qui n’ont ni queue ni tête et nous posent des questions qui n’ont absolument rien à voir avec les actes que nous posons. D’autres, plus malins, cherchent à nous aider et à nous guider à partir de ce qu’ils ont lu sur Internet. Écoutez-moi bien, vous autres, la toile ou le Web n’est pas une école de dentisterie. Très souvent, ça prend vingt minutes tout simplement pour que le patient s’assoie et se la ferme! Ça m’étonnera toujours de voir des patients tenter de parler et de faire des farces pendant qu’il y a un instrument ou outil qui tourne à 300 000 tr/min dans leur bouche.

J’allais oublier. Avez-vous remarqué le nombre de patients qui, tout juste après avoir pris place sur la chaise, doivent absolument se rendre au petit coin. Ils auraient pu aller faire leurs petites affaires pendant qu’ils étaient dans la salle d’attente, mais non, c’est toujours au moment de prendre place sur la chaise que le besoin se fait sentir. À l’exception de Gérard Depardieu, je n’ai jamais vu de passagers se ruer vers les toilettes au moment du décollage d’un avion. Et pourquoi les patients choisissent-ils toujours d’aller se soulager au pire moment? Je viens tout juste d’enlever le fil de rétraction, de préparer le matériau pour empreintes et m’apprête à l’appliquer dans leur bouche quand, tout à coup, ils se mettent à bouger dans tous les sens pour m’indiquer que « quand le faut, le faut! ».

Vos patients ne s’emploient-ils pas, eux aussi, à sucer de façon quasi hystérique leur dernière goutte de salive? Pourquoi ne l’avalent-ils tout simplement pas? J’ai des patients qui ne gênent pas pour envoyer des textos avec leur téléphone pendant que j’exécute des actes médico-dentaires d’une très grande précision. Mais qu’est-ce qui peut bien être si important à ce moment précis? Communiquent-ils avec le premier ministre, la reine ou Obama?

Et ces patients qui ne cessent de prendre leur bavette pour s’essuyer la bouche ou les lèvres pendant qu’un outil tourne à grande vitesse dans leur bouche? Et la meilleure, ce sont les patients qui ont pris soin de se doter d’un mouchoir et qui s’essuient constamment la bouche de peur que je ne les voie avec une bouche quelque peu imparfaite ou qui laisse à désirer.

J’ai d’autres patients qui entrent régulièrement dans ma salle de soins comme si j’avais adopté la politique de la porte ouverte ou comme si c’était un terminus. Même quand ma porte est fermée, ce qui normalement signifie « Défense d’entrer », que ce soit pour les membres de la famille du patient ou encore pour les membres de mon équipe, je suis dérangé à longueur de journée.

Ah, et le droit à la vie privée ou à la confidentialité. Parlons-en. Selon moi, ce droit ouvre désormais la porte à toutes sortes d’abus. Certains organismes provinciaux de réglementation professionnelle nous interdisent de placer une note ou un avertissement de nature médicale sur l’extérieur du dossier du patient, c’est-à-dire là où ils sont parfaitement visibles. Que non, que non! Il nous faut plutôt passer un temps fou à chercher des notes hiéroglyphiques disséminées ici et là à l’intérieur du dossier du patient, et ce, tout simplement au cas où quelqu’un s’introduirait malencontreusement et subrepticement dans nos bureaux la nuit pour fouiller dans nos classeurs. Et quand on sait que ces notes écrites n’ont rien de préjudiciable! Par ailleurs, si nous faisons un faux pas sur le plan médical, alors là, nous serons tenus pleinement et légalement responsables. Tout comme je l’ai mentionné précédemment, la pratique de l’art dentaire est devenue une véritable course à obstacles.

Et si un patient me confie qu’il a une maladie contagieuse et qu’il y a risque de contamination croisée, suis-je obligé de le traiter? Ai-je le droit d’avoir peur ou d’être inquiet ou si cela va être perçu comme un geste ou une attitude discriminatoire ou préjudiciable? S’il me demande de n’en parler à personne, dois-je en informer les membres de mon équipe qui le soignent? Où trace-t-on la ligne de démarcation? Sommes-nous tenus de nous exposer au risque de contracter une maladie qui peut ruiner nos vies professionnelles et personnelles? Je crois fermement au droit à la vie privée, mais qu’en est-il de toutes ces personnes qui, sur des réseaux sociaux comme Twitter et Facebook ou sur leur propre blogue, s’appliquent à tout raconter sur leur vie personnelle et privée? « J’ai baisé avec Robert hier soir… bravo! » ou encore « je t’envoie un gazouillis pendant que je me vide… que c’est inspirant! », mais gare à moi si je découvre qu’un patient est allergique à la pénicilline en consultant une note placée sur le côté extérieur de son dossier. Ridicule!

J’ai aujourd’hui 57 ans et j’ai de plus en plus de difficulté avec la notion de rectitude, politique ou autre. J’ai passé mon enfance à fréquenter des restaurants chinois. Mais de nos jours, on me réprimande si je ne dis pas restaurants « asiatiques ». Des patients m’ont reproché d’avoir placé des arbres de Noël et des menoras dans le hall d’entrée. À tel point que j’ai dû y renoncer. OK, « ben » disons alors que le jour de la Saint-Valentin et que le jour de l’Halloween sont nos plus importantes fêtes de l’année.

J’aime être dentiste et la dentisterie m’a appris à accepter beaucoup de choses. Quand un patient arrive en retard, j’essaie de l’excuser. Quand un patient se comporte comme un enfant de deux ans sur ma chaise, j’augmente mes honoraires. Quand un autre me dit « ne vous en faites pas avec ça, mais je déteste les dentistes », je lui réponds : « C’est parfait, moi, ce que déteste, ce sont les patients ». Notre profession, tout comme les autres que l’on retrouve dans l’industrie de service, en voit de toutes les couleurs, je vous en passe un papier!

En règle générale, les dentistes sont des professionnels de la santé à la fois éduqués, consciencieux, honnêtes et qui, en plus, travaillent fort. Tout comme nous traitons nos patients avec attention et diligence, nous sommes en droit de nous attendre à ce qu’ils fassent preuve de courtoisie à notre égard. Mais bien souvent, certains patients profitent de nous en ne réglant pas leur note d’honoraires, en ne se présentant pas à leur rendez-vous, etc. Je suis sûr que vous en avez tous. Ma mère Bernice, de son vivant, avait l’habitude de me dire « T’as rien qu’à les mettre à la porte ». Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples que ça de nos jours puisque nous devons nous conformer aux lignes directrices de nos organismes de réglementation avant de refuser de traiter un patient.

Avant de conclure, j’aimerais vous dire que j’ai tenté de vous faire part, avec un humour certain, de mes observations qui s’étalent sur plus de trois décennies de pratique dentaire. Il se pourrait que vous ne soyez pas d’accord avec chacune d’entre elles. C’est votre droit le plus strict.

J’espère en terminant que tout un chacun d’entre vous appréciera l’édition de la revue Oral Health consacrée à la dentisterie esthétique avec son mélange éclectique d’auteurs canadiens et internationaux qui y présentent uniquement des articles originaux (aucune reproduction). Les Canadiens sont le secret le mieux gardé dans l’univers de la dentisterie. Nous sommes des gens tranquilles. Nous ne faisons pas de vagues. Les autres ont beau crier fort, mais nous, les Canadiens, savons faire. Et c’est tout ce qui compte! OH